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Sans détourner ses regards, Morane interrogea :
— Ça va ?
Il avait allumé les phares, réduit l’allure du G.M.C. Devant lui, la route se tortillait en méandres serrés.
— Ça pourra aller, dit Bill.
— Ça va, fit Rosamonde d’une voix calme. Apparemment, elle continuait à s’habituer au danger.
— Où on va comme ça ? interrogea l’Écossais.
Bob Morane négocia un virage, ce qui n’était pas aisé avec ce mastodonte monté sur roues, puis il dit :
— On va gagner Clermont-Ferrand et, là, on se mettra en rapport avec Levison…
— Ça servira à quoi ? fit l’Écossais. Pour le moment, Ming est le plus fort, et ce n’est pas Levison qui y changera quelque chose.
Les mains de Bob serrèrent le volant à faire mal. L’expédition était un échec total. Non seulement ils n’avaient pas réussi à récupérer le professeur Wizer mais, en outre, ils avaient mis l’Ombre Jaune sur ses gardes. Le Mongol savait maintenant que ses desseins étaient devinés et la lutte n’en deviendrait que plus serrée.
— Croyez-vous que mon père… ? commença Rosamonde. Morane ne la laissa pas continuer, secoua la tête.
— Non… Non… Votre père lui est trop utile pour que Ming attente à sa vie…
Et il ajouta pour lui-même : « Du moins, pour le moment. » Mais que ferait l’Ombre Jaune quand le physicien ne lui servirait plus ? Monsieur Ming n’avait pas l’habitude de laisser derrière lui des témoins gênants.
Un avertissement, lancé par Bill.
— L’impression qu’on nous file le train…
Bob jeta un regard au rétroviseur intérieur, repéra tout de suite les lumières de phares qui, par paires, se rapprochaient rapidement. Il y avait là une demi-douzaine de véhicules lancés à la poursuite du camion. « Le contraire m’eût étonné, pensa Morane. C’eût été trop beau… » Il recommanda :
— Faudra à nouveau s’accrocher…
Une poursuite démentielle s’amorça. Les véhicules poursuivants, plus maniables, plus rapides, gagnaient sans cesse du terrain et Morane devait faire appel à toute sa maîtrise pour ne pas se laisser rejoindre. Mais on ne pilote pas un dix tonnes comme une voiture de sport. Le G.M.C, trop peu chargé à l’arrière, dérapait à chaque tournant et Morane avait toutes les peines du monde à le contrôler. Chaque fois, il lui fallait relancer le moteur, rendre sa stabilité à l’engin par des manœuvres savantes. Depuis le début, une crainte lui était venue : si les freins lâchaient ? – mais c’était une éventualité qu’il préférait ne pas formuler. Derrière, des coups de feu claquaient, des balles sifflaient, mais les trois fuyards étaient relativement à l’abri dans l’espace clos de la cabine.
Dans une courte ligne droite, deux des voitures poursuivantes parvinrent à rejoindre le camion. L’une d’elles, une Mercedes, se glissa entre le lourd véhicule et le talus, atteignit la hauteur de la cabine. Bob aperçut l’homme qui, par la vitre baissée, braquait sur lui une petite Uzi, presque à bout portant.
La réaction de Morane fut d’une rapidité extrême. Souvent, sa vie n’avait tenu ainsi qu’à une décision prise à la fraction de seconde. Son choix fut vite fait. Un coup de volant sur la gauche, en direction du talus. Le lourd G.M.C. balaya la Mercedes, la lamina contre la paroi, dans des craquements de tôle écrasée.
Morane eut juste le temps de redresser pour engager le camion dans une nouvelle boucle de la route. Il négocia de son mieux le virage. Au moment où Bill hurlait :
— À votre droite !
Bob tourna la tête, repéra le toit de la seconde voiture poursuivante qui tentait de dépasser à tribord. Son pied écrasa brutalement la pédale de frein au moment où les deux véhicules sortaient du virage.
Surpris, le conducteur de la voiture – une Toyota – dépassa le G.M.C. Bob remit soudain les gaz. Le pare-chocs du camion toucha la Toyota à l’arrière avec une violence inouïe, s’incrusta dans la carrosserie. Le chauffeur tenta de se dégager, n’y parvint pas. Inexorablement, le G.M.C. poussa vers le précipice la Toyota qui, brusquement, bascula, roula sur latente pour finir par s’écraser sur un rocher. Quelques secondes s’écoulèrent, puis une explosion et une gerbe de flammes.
— Hé !… Allez-y mou, commandant, dit Bill. Si vous continuez ainsi, vous allez ruiner les compagnies d’assurances…
— Je me demande qui voudrait bien assurer le matériel de Monsieur Ming, fit Morane en lançant le G.M.C. sur la pente qui s’amorçait devant lui.
Rosamonde Wizer ne disait rien. Accrochée au bras herculéen de l’Écossais, elle faisait la seule chose possible – attendre que cette chevauchée démentielle prenne fin.
Quatre voitures continuaient à se lancer à la poursuite du G.M.C. Celui-ci, lancé sur la descente et entrainé par son poids avait pris de la distance.
Au bas de la pente, Bob fut bien obligé de ralentir. Un petit appel des freins, une manœuvre du changement de vitesse. Le G.M.C. aborda le prochain virage dans des conditions à peu près normales, et la maîtrise de Morane devait faire le reste… Il y eut un choc au moment où le pneu avant gauche du camion explosait. Le lourd véhicule se coula dans la courbe en glissant de côté sans que Bob puisse rien faire pour le redresser. Et, tout à coup, il se mit franchement de travers, stoppa net, bloqué contre la paroi. Pendant un moment, il bascula, près de verser, mais il resta debout sur ses quatre roues.
— Dehors ! hurla Morane. Vite !
D’une bourrade à renverser un buffle, Bill ouvrit la portière, entraînant Rosamonde derrière lui. Morane suivit. En quelques bonds, ils traversèrent la chaussée, s’engagèrent parmi la végétation, côté ravin.
Dans leurs dos, il y eut des hurlements de freins, des crissements de pneus, suivis d’une série de chocs violents.
— Faites chauffer la colle ! ironisa Bill.
Les quatre véhicules poursuivants s’étaient violemment encastrés dans le G.M.C. que le virage masquait à leurs conducteurs.
À toute allure, fouettés par les branches, Morane, Bill et Rosamonde continuaient à dévaler la pente du ravin. Bob hurla :
— À terre !
En même temps, Morane et l’Écossais entraînant Rosamonde, ils plongèrent à plat ventre. Au moment où, au-dessus d’eux, la troisième guerre mondiale se déclenchait. Une série de déflagrations très rapprochées, un souffle d’enfer, des lueurs de cataclysme. Les réservoirs des cinq véhicules, G.M.C. compris, venaient d’exploser.
*
La tête enfoncée dans l’herbe humide, Bob Morane et ses compagnons avaient attendu que la gifle d’air, brûlante comme l’haleine d’un volcan, fût passée au-dessus d’eux.
Bill Ballantine se redressa le premier, demanda :
— Personne ne s’est liquéfié ?
— Moi ça va, fit Bob, mais tu sais que je suis mâtiné de salamandre. Et vous, Rosamonde ?
À son tour, la jeune femme se redressa, dit :
— J’ai bien eu quelques mèches de cheveux grillées mais, de toute façon, au prix que les coiffeurs font payer un singin[4].
Des serpents de feu commençaient à se faufiler le long des flancs du ravin, se dirigeant rapidement vers eux : l’essence enflammée s’échappant des réservoirs.
— Filons, dit Ballantine. Ça va flamber… Bob secoua la tête.
— Ça m’étonnerait. Il a beaucoup plu ces derniers jours. Les arbres sont trempés, mais filons quand même…
Les serpents d’essence enflammée se rapprochaient de plus en plus vite, jetaient des reflets sanglants. Les ronflements de l’incendie occupaient maintenant tout le silence.
D’un bond, ils se relevèrent tous trois et se mirent à descendre le long du talus, aussi rapidement qu’ils pouvaient, en direction de la portion de route en contrebas. Ce fut seulement quand ils l’eurent atteinte qu’ils s’arrêtèrent. Au-dessus d’eux, l’incendie stagnait. L’essence, bue par la terre, l’empêchait de se propager.
Rosamonde Wizer se tourna vers Morane.
— Qu’allons-nous faire, Bob ?
— Pour le moment, nous éloigner d’ici, répondit Morane. La lueur des flammes ne va pas manquer d’amener du monde et nous avons bien assez d’ennuis comme ça pour ne pas nous en attirer en plus. Qu’en penses-tu, Bill ?
— Je pense comme vous, commandant. Taillons-nous, et rapido. D’autant plus que les épouvantails de Ming n’ont probablement pas dit leur dernier mot.
— Nous allons tenter d’atteindre la première agglomération, décida Bob. Là, nous essayerons de trouver un véhicule…
Il ajouta presque aussitôt :
— Marchons à la file indienne, au bord de la route. À la moindre alerte, nous nous mettrons à l’abri. Et, surtout, silence…
Ils se mirent en marche. Bob Morane allait en tête. Rosamonde suivait. Bill venait en queue.
Pendant une dizaine de minutes, ils marchèrent sans échanger la moindre parole. La déclivité rendait la progression facile. Pourtant, assez loin devant eux, en contrebas, les lumières de Clermont-Ferrand ne semblaient pas se rapprocher.
Un avertissement, lancé à mi-voix par Ballantine.
— Écoutez… On dirait…
D’un geste de la main, Morane coupa la parole à l’Écossais, prêta l’oreille.
Venant de la droite, un bruit de moteur. Et, brusquement, jailli sans doute d’un chemin de traverse, un éclair éblouissant de phares, suivi presque aussitôt par la forme sombre d’une voiture.
— À l’abri ! jeta Bob.
Au moment où le faisceau d’une lampe baladeuse fouillait la nuit.
D’un même bond, ils se jetèrent dans la broussaille. Trop tard. On devait les avoir aperçus car, lentement, la voiture se mit en marche en direction de l’endroit où ils se tenaient quelques instants plus tôt. Elle s’arrêta juste à hauteur de Morane et de ses compagnons, tapis maintenant parmi la végétation. Impossible de reculer encore : le moindre mouvement de branchage aurait immanquablement révélé leur présence.
D’une saccade, Morane tira son Llama pour le braquer en direction de la route, prêt à tirer. Du regard, il surveillait la voiture, immobilisée maintenant au bord de la chaussée. Il n’en apercevait pas grand-chose, à cause de la végétation qui lui bouchait en grande partie la vue. En plus, le conducteur avait éteint les phares et la carrosserie sombre, peut-être noire, se détachait mal dans la pénombre.
Tout ce que Bob distinguait, c’était une garniture de radiateur qui brillait d’un éclat doré et, par-dessus, la silhouette féminine, entourée de voiles flottants, dorée également, du Spirit of Ecstasy[5].
Une Rolls Royce avec un radiateur doré – ou en or massif cela n’était pas tout à fait inconnu à Morane. Pas plus qu’à Bill Ballantine d’ailleurs.
Bientôt, il n’y eut plus le moindre doute. Une voix de femme, venue de la Rolls, héla :
— Bob !… Vous pouvez vous montrer… Il n’y a aucun danger… Morane reconnaissait la voix, mais il préférait, du moins pour l’instant, demeurer dans l’expectative. La voix reprit :
— Bob… Je sais que vous êtes là… Vous pouvez vous montrer… C’est Tatyana…
Tatyana Orloff – Tania – la nièce de l’Ombre Jaune. Toujours elle avait été secrètement l’alliée de Morane au cours de la lutte interminable qu’il livrait à son redoutable parent.
— C’est Tania, dit Morane. On peut y aller…
— Soyez quand même prudent, commandant, souffla Ballantine.
D’un coup de reins, Bob se redressa. Le Llama toujours braqué, il descendit vers la route en écartant les branchages devant lui, prit pied sur l’étroit accotement le long duquel la voiture était rangée. Il s’agissait bien d’une Rolls au radiateur doré. Ou en or massif. Morane n’avait jamais su exactement. Quand il rencontrait Tania Orloff, ils avaient autre chose à parler que de carrosserie. Toujours ils se trouvaient au cœur même du danger.
Tout de suite, Morane reconnut le beau visage de l’Eurasienne penché par la portière. Des yeux à faire rêver des générations de poètes arabes. Apparemment, il n’y avait personne d’autre dans la voiture.
La portière s’ouvrit.
— Montez, Bob…
Ballantine et Rosamonde venaient à leur tour de prendre pied au bord de la route. Tania Orloff enchaîna :
— Vous, Bill, et miss Wizer, prenez place à l’arrière… Quelques secondes plus tard, la Rolls se remettait en route.
Après une savante manœuvre de sa conductrice, elle repartit dans la direction d’où elle était venue.
Une centaine de mètres. La Rolls tourna dans un mauvais chemin de terre grimpant à flanc de ravin. Au bout d’une nouvelle centaine de mètres, le chemin bifurqua pour s’emmancher à une étroite clairière au bord de laquelle stationnait une petite Golf GTI. Tout autour, la végétation lui faisait un camouflage idéal.
Tania Orloff arrêta la Rolls à proximité de la V.W. Une femme descendit de cette dernière, prit place à l’arrière de la Rolls, aux côtés de Bill Ballantine et de Rosamonde.
— Vous connaissez Lucy ? fit Tania.
Davantage une affirmation qu’une interrogation. Il s’agissait de la petite Chinoise qui, quelques jours plus tôt, sur la place Saint-Michel, à bord d’une Mercedes, avait tiré Bob Morane et Bill Ballantine des griffes des dacoïts.